3.1 - « Soul Burn »

Destroy,Erase,Improve, plage 3 - Cd d'exemples, plage 1 - relevés 1



« Soul Burn » est le troisième morceau de Destroy,Erase,Improve, le premier album du Meshuggah sous une forme et une instrumentation quasi-définitive. Il illustre l’originalité du groupe dans l’écriture des riffs, des structures, et la variété des influences musicales. Cette chanson est, à l’instar du disque, violente, complexe mais contrastée, raisons pour lesquelles une partie des fans de Meshuggah préfère cet album aux suivants, plus austères et moins variés.

Si les paroles ne comportent pas de refrain, la structure de la chanson s’apparente néanmoins à une sorte de forme Rondo sans refrain final. Les épisodes contrastant permettent ainsi la variété des matériaux musicaux utilisés.

Le solo de guitare se développe quant à lui sur plusieurs riffs différents, et procède donc en deux parties : l’une bruitiste et l’autre d’un style plus jazz-rock.


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3.11 - Rythme et Structure


L’introduction de « Soul Burn » est basée sur un riff récurrent dans le morceau et essentiellement rythmique. Tandis que la batterie énonce la mesure à trois temps, les guitares jouent sur un deuxième débit de quartolet (quatre temps dans la mesure correspondant à la noire pointée) et autour d’un accord de Si mineur, ce qui permet une utilisation de la corde supplémentaire des guitares. En effet, Destroy,Erase,Improve est le premier album où le groupe utilise des guitares à sept cordes, qui permettent ici de faire sonner la quinte Si - Fa dièse une octave plus grave que sur une guitare électrique traditionnelle.

Le riff principal d’une longueur de quatre mesures à trois temps (qui dans une optique de forme rondo serait le refrain), est répété et varié dès l’introduction. Nous l’entendons premièrement « à l’envers » (riff a) : il ne commence pas au milieu de la mesure (à contretemps du deuxième temps) comme c’est le cas dans le tout le reste du morceau, mais au début - ce que nous suggère la cymbale charleston jouée au pied. Ces temps s’inversent à la fin des deux énoncés pour se remettre « à l’endroit » : le riff A qui s’ensuit est joué deux fois. La caisse claire y assène les premiers temps. Evolution du riff A, le riff A2 est alors joué deux fois aussi. Il est composé de deux A sur les silences desquels se greffent des accords de septièmes altérant progressivement l’accord de Si mineur, et des accents de caisse claire à contretemps sur les mesures deux et trois altérant à leur manière la perception de la mesure. Pour éviter que la distorsion ne gâche la qualité des accords, les guitaristes se les partagent en quintes ou quartes différentes (intervalles clairs dans un effet de distorsion), ce qui élargit en même temps la perception stéréophonique. Les occurrences suivantes de ce riff / refrain reprendront cette même succession des riffs A et A2, légèrement variés. L’introduction se termine par un temps ajouté à la fin du riff, pour compléter la phrase des guitares ; ainsi nous entendons un début de cycle sur ce temps ajouté, d’où une nouvelle impression de décalage rythmique.

La première partie contrastante du rondo commence alors sur le riff b, énoncé à une puis deux guitares et ponctué par une descente de toms régulière qui reviendra à chaque itération des riffs issus de B. Il s’agit comme pour l’introduction, de présenter le motif des riffs B autour desquels est construit ce premier épisode. Celui-ci utilise le même tempo que l’introduction (le temps de base pris pour des facilités d’écriture étant la blanche), mais il est d’une longueur impaire de noires (13 réparties en 3+3+3+4). Joué seul, le motif nous donne donc une sensation de mesure à quatre temps ternaires allongée en son dernier temps. Les guitares ont monté d’un ton, et jouent le motif sur la quinte Do dièse - Sol dièse, et sur la quarte Do dièse - Fa dièse que nous pouvons entendre comme une sorte de résolution (mouvement tonal V - I simplifié). Dans une optique de schéma tonal simple, nous pourrions même envisager ce pôle de Fa dièse comme une dominante du Si mineur récurrent du thème, la première partie étant une modulation à la quinte qui se résout au retour du A.

La carrure rock revient ensuite avec le riff B grâce à la batterie qui joue une alternance rock classique (tous les temps à la cymbale charleston jouée au pied, avec le deuxième marqué par la caisse claire), mais suit le riff des guitares à la grosse caisse. Nous avons donc tout de suite une nouvelle écoute du motif présenté dans b. Contrairement à la majorité des riffs de Meshuggah utilisant un décalage, celui-ci n’a pas de cycle rythmique rock classique. Ainsi, le motif est décalé tout le long du riff sans modification. Il en résulte un riff d’une longueur de treize mesures à deux temps (à la blanche), et la sensation que le motif se déroule au-delà et au-dessus du cycle puisque la répétition est exacte et régulière. Le chant entre sur ce riff B joué deux fois. Une ponctuation de guitare suit sur le riff B2, similaire au riff B, mais joué un demi-ton au dessous (altération du ton comme une longue appoggiature) et où les cymbales accentuent les contretemps. Le chant revient alors sur deux variantes du riff : B3 (un riff B où la quinte Do dièse-Sol dièse est jouée en noires) puis B3’ (où la grosse caisse et les guitares énoncent toutes les noires).

Le retour au thème s’effectue ici avec une transition ; à la fin de B3’, quatre temps du débit en quartolets réintroduisent l’ambiguïté rythmique du A sur la quinte Mi - Si. Ce que nous entendons comme le dernier quartolet n’est cependant pas la fin de la mesure mais le premier temps du riff A. En effet, celui-ci reprend, mais allongé de quatre mesures (il s’agit de la première mesure du riff répétée quatre fois et ponctuée par la caisse claire et les cymbales). De plus, nous assistons dans une optique tonale à un mouvement plagal de Mi vers Si, mais décalé puisque la quinte de Si n’arrive qu’au milieu de la mesure. La complexité apparente du passage est donc due au retour du thème qui est préparé et varié de façon à ce que riffs, notes et chant s’enchaînent progressivement. Les riffs A puis A2 sont alors joués deux fois chacun. Pour passer au riff C, le denier riff A2 se voit amputé d’une noire pointée, de manière à ce que ce dernier temps devienne le début du riff suivant.

Le riff C va alors mettre tour à tour la batterie puis l’introduction du solo de guitare en avant. Sa métrique et surtout son interprétation sont impressionnantes. Nous pouvons d’ailleurs beaucoup hésiter sur la structure exacte de ce riff. Cependant, les méthodes de composition de Meshuggah, à partir de cycles binaires simples, nous orientent dans le déchiffrage des décalages rythmiques : le riff C est décomposé en un bloc de dix double croches et deux de onze. Au total, cela fait trente-deux double croches, soit huit noires ou encore deux mesures à quatre temps totalement transformées. Le premier groupe, de dix double croches se décompose en un rythme non-rétrogradable décomposé en 3+2+2+31 et affirmé par grosse caisse, cymbales, et guitares, dans le milieu exact duquel vient se greffer un coup de caisse claire2. Le deuxième groupe, très proche du premier, est plus long d’une double : 3+3+2+3, et le coup de caisse claire est retardé lui aussi d’une double croche. Enfin, le dernier groupe utilise les valeurs ajoutées en augmentation non régulière (2+2+3+4), le coup de caisse claire se situant cette fois-ci à la deuxième double croche. Tout ce riff se déroule très rapidement, d’où un effet de cohésion rythmique augmenté par les différents breaks de batterie (roulement de caisse claire, descentes de toms, accents aux cymbales) qui soulignent et survolent la structure du riff. Le tempo de ce passage accélère légèrement à certains moments, surtout en fin de riff, ce qui rend cette interprétation encore plus nerveuse. Ce riff C est joué quatre fois tel que décrit ci-dessus, puis quatre fois sous la forme C2, où les guitares soulignent l’aspect ternaire des valeurs ajoutées : chaque groupe de trois double croches étant joué double croche, quart de soupir puis double croche.

Le riff C3 qui suit, lui aussi joué quatre fois, est essentiellement une variation d’orchestration ; il s’agit du riff C souligné par la cymbale charleston jouée au pied, tandis que les accents aux cymbales et les breaks ont disparu. La batterie retourne ainsi à un rôle d’accompagnement pour laisser place à la partie bruitiste du solo de guitare. La structure du morceau permet ici une transition douce entre voix et solo puisque celui-ci survient au milieu d’une partie, contrairement à la majorité des autres chansons de Meshuggah où solo et couplet, malgré la complexité des riffs, coïncident avec la structure de ceux-ci.

Annoncée par un appel de deux coups de caisse claire, la deuxième partie du solo est jouée sur un riff de quatre mesures qui n’utilise pas de décalage de motifs et semble éviter les temps que joue Tomas Haake d’une manière assez jazz-rock. Saccadé et syncopé, ce riff D tourne autour d’une gamme diminuée sur La3  ; il est répété quatre fois, puis deux fois sous une forme laissant plus de place à la résonance, D’, où les temps sont marqués par une cymbale ride et le riff joué en laissant sonner les cordes.

La dernière reprise du thème après cet épisode fortement contrastant s’effectue avec une nouvelle adjonction et de manière plus courte. En effet nous y retrouvons les riff A et A2 mais joués seulement une fois chacun. De plus, deux temps de quartolets sont ajoutés avant le début du A, et deux sont supprimés à la fin de A2 ; nous avons là un rappel de l’introduction (jouée « à l’envers ») et une nouvelle manière de traiter la troisième présentation de ce thème.

Le dernier épisode contrastant est constitué de deux riffs bien distincts. Le premier riff, E, joué sur un accord de puissance de Mi (Mi-Si), utilise une mesure ternaire à quatre temps. Celle-ci est de même durée que la mesure de trois temps binaires précédente ; c'est-à-dire que pour la même durée de mesure, le tempo passe de la blanche à la noire pointée. Nous pouvons d’ailleurs noter que cette accélération était suggérée par le quartolet du thème depuis le début du morceau. Le riff est continuellement doublé par les toms et la basse tandis que la grosse caisse marque les temps : basé sur un débit de croches, il utilise principalement le rythme croche, demi-soupir et croche. Le chant est placé syllabe par syllabe sur cette dernière croche « en l’air », ainsi que les accents de caisse claire et cymbales. Ce riff est premièrement joué durant quatre mesures de transition avec la résonance des accords de guitare. Ensuite, ces dernières marquent le riff une mesure sur deux, et laissent résonner différents accords de puissance (en quinte, respectivement Fa dièse, Sol, Mi, Ré dièse4) la seconde mesure durant huit mesures, et enfin jouent huit mesure en homorythmie avec la basse.

L’enchaînement au riff suivant, F, procède par suppression de la croche à la dernière mesure de E, à l’instar d’autres transitions du morceau ; ce décalage vient alors s’ajouter à l’ambiguïté des accents « en l’air » de voix et de batterie, et précipite légèrement l’arrivée du riff F, plus rock. Nous observons un retour du schéma binaire « cymbale charleston au pied / caisse claire » des riffs B. Nous y retrouvons aussi une construction du riff B qui est de répéter un motif de longueur impair jusqu’à la fin de son cycle propre, et non de le contraindre artificiellement à un cycle de mesure plus classique. Cependant, le motif déphasé, joué par les guitares, grosse caisse, et le chant, est maintenant d’une longueur de cinq croches (réparties en un temps court de deux croches et un long de trois). Des chœurs de voix parlées / criées viennent accentuer de manière non régulière la voix sur les accents du riff. Une coupure de trois temps binaires suit alors les deux riffs F (peut-être un nouveau rappel du thème), asséné par les guitares, la grosse caisse et les cymbales tout de suite étouffée pour n’en conserver que l’effet percussif. Le riff F2, aussi joué deux fois, accentue le décalage du F car la caisse claire est alors le seul élément de batterie qui joue les deuxièmes temps, et donc à sous entendre la mesure binaire.

Le riff C achève le morceau tel un rappel de la deuxième partie. Pour conclure, il est joué huit fois, sans solo de guitare, avec de nombreuses interventions de batterie, et se finit par un dernier riff C allongé par plusieurs accents successifs.

3.12 - Chant et Texte


Bien que la musique ressemble à une forme rondo, la construction du texte n'utilise pas de véritable refrain si ce n'est le “Burn”. L'absence de prosodie, le collage du texte préexistant sur la musique évite en tout cas la corrélation refrain musical / refrain chanté au profit d'une continuité dans le texte. Nous y trouvons par moment un jeu d'assonances et consonances en fin de phrases. Les rimes existent, mais ne sont pas une règle immuable d’écriture. Du point de vue du sens, nous observons un passage progressif d'un état psychologique à une souffrance physique. Les riffs A chantés sont dans la même mouvance bien que la deuxième soit plus liée au corps. Le texte commence par un premier couplet assez interrogatif. Le deuxième semble plus résigné. La transition de guitare sur le riff B2, syncopé, prend alors sa valeur dans le constat de ce changement. De plus le riff suivant, retour aux tempo asséné, devient reflet de cette progression.

La construction grammaticale de ce texte favorise une certaine ambiguïté : formes impersonnelles, absence de déterminants, questions intégrées dans le texte sans point d'interrogation. Celle-ci est déjà présente dans le vocabulaire employé, et l'abondance d'adjectifs qui permettent d'accoler plusieurs idées de façon antinomique. Il en résulte des expressions telles la “confusion impeccable”, “dépourvu de vide”, “la vérité des mensonges”, voire des images plus surréalistes avec “le visage liquide”. Cette technique d'écriture prépare bien les deux vers en aparté sur le riff E2. Cette idée schizophrénique du “déguisement” et de l'ambiguïté même de « reflet du moi » est ainsi annoncée au moment charnière où le morceau s'échappe de la forme rondo.

Nous trouvons en outre un champ lexical de la lumière bien développé (“brûle”, “des flashes”, “flammes”). Celui-ci est justifié par la métaphore filée de l'âme torturée semblant brûler. C'est en outre un lexique cher à Tomas Haake que l'on retrouve dans les autres albums.

Nous pouvons aussi noter que le sens du texte, bien qu'utilisant un vocabulaire concret, garde un sens ouvert. L'expression “cela n'a plus de sens de vivre ce gâchis” reste en suspens, et n'appelle à aucune conclusion, aucune conséquence ; le texte continue, comme une acceptation curieuse et résignée de la souffrance.

Sur le plan musical, nous devons tout d'abord noter l’intervention ponctuelle du choeur qui ne se fera plus sur les albums suivants. Il souligne de manière irrégulière et très rythmique quelques portions de textes afin de varier celui-ci, et non pour en souligner un passage plus important. Le placement des différentes strophes enrichit lui aussi le morceau. En effet, l'entrée de la voix se fait à l'inverse de la musique: le chant entre sur B, le premier A étant instrumental.

D'un point de vue rythmique, la voix suit totalement le débit de noire pointée sur A, appuyée par le choeur5, allant même jusqu’à évoquer des croches dans ce nouveau tempo. Sur le B, les phrases sont calées sur le cycle du motif, et non aux mesures. Ensuite, la voix est placée de manière syllabique, plus régulière mais jamais sur les temps (avec les mots “pieces” ou “Reflections” sur le riff E), pour revenir à l'asymétrie du motif sur F. La conclusion horrible du texte sur ce dernier passage est alors accentuée par le riff décalé, déchiré entre son motif et la caisse claire seule immuable, pour finir sans chant sur le chaos millimétré du riff C3.



3.13 - Soli


A moins de ranger dans la catégorie des ambiances l’enchaînement harmonique du riff A joué de façon complémentaire par les guitares, ou la ponctuation de Thordendal sur le riff B2, nous ne trouvons dans « Soul Burn » que des interventions de guitare de l’ordre du solo. Le passage du riff B2 est certes court, et intégré dans une longue partie chantée, mais les versions de concert du morceau nous indiquent qu’il est improvisé. Il souligne la modulation (il s’agit du riff B, monotone, abaissé d’un demi-ton) vers un mode ayant pour fondamentale Do. Thordendal joue de façon mélodique, dans le registre médium-grave de la guitare, legato, sans silence, et joue sur l’ambiguïté entre temps, et contretemps - spécialement marqué dans ce riff par les cymbales. L’aspect mélodique global du solo (le mouvement des notes clés de celui-ci) est légèrement ascendant, surtout dans sa deuxième moitié, structure que l’on retrouve à plusieurs reprises chez Fredrik Thordendal.

Le véritable solo du morceau est quant à lui divisé en plusieurs parties bien distinctes. Premièrement sur quatre riffs C3, Thordendal commence de manière bruitiste. Par un jeu très rapide du médiator utilisant sûrement beaucoup de chromatismes, de vibrato, et son son solo habituel noyé dans de la réverbération, il nous donne l’impression de glissandi « sales » et nerveux et termine en homorythmie avec le riff sur quatre notes aux hauteurs définies. Le milieu du solo sur le riff D est alors beaucoup plus binaire, jazz-rock. Thordendal joue avec le mode sous-entendu par le riff, à savoir demi-ton / ton sur La dans un registre assez aigu. D’abord rythmiques, syncopées, et événementielles, les interventions de guitares augmentent pour arriver sur une grande phrase legato partant du registre grave de la guitare, en sextolets, qui parcourt le mode par mouvements conjoints globalement ascendants. Ce débit rythmique annonce l’enchaînement sur le riff D’, et les grandes phrases liées se transforment alors en grands intervalles joués en taping, toujours en sextolets, et très en dehors du mode de départ. Tout comme pour le premier petit solo, la fin de celui-ci est légèrement ascendante.


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Ce premier morceau du corpus d'étude nous révèle une musique violente mais contrastée du point de vue rythmique (déphasages contraints ou non, ajout de temps dans la structure) et mélodique comme le prouvent les différentes parties du solo. Sa structure aussi est complexe ; il est ainsi à l'image de Destroy,Erase,Improve, révélateur des diverses influences du groupe sous sa forme quasi-définitive, et du chemin personnel parcouru depuis le premier album.







( SUIVANTSOMMAIRE )





1Ce motif est aussi à la base du premier riff de « Concatenation », première chanson de l’album suivant.

2Ce coup de caisse claire est le seul qui rappelle le cycle binaire puisqu’il intervient après quatre doubles, soit sur le deuxième temps (schéma rock classique).

3Et plus généralement les notes de l’accord de septième diminuée correspondant.

4Fondamentales qui pourraient rappeler la gamme diminuée utilisé dans le deuxième riff du solo.

5Sur le premier retour de refrain de la forme rondo, quelques secondes avant à 2'00''.