3.3 - « Concatenation »

Chaosphere, plage 1 (et Rare Trax, plage 9) - Cd d'exemples, plage 3 - relevés 3



L’album Chaosphere, brut, violent et sans concession, puisque le groupe avait clairement décidé - compte tenu du temps qu’il lui était donné - de ne pas se focaliser sur l’arrangement, s’ouvre sur « Concatenation », morceau qui montre bien les différents niveaux d’écoute qu’offre la musique de Meshuggah.

Nous avons ici une structure de chanson assez classique, découpée en couplets et refrain, avec quelques variations et un solo instrumental après le deuxième refrain. Rythmiquement, le déphasage entre la mesure rock à quatre temps qui semble définir la structure, les riffs irréguliers en cycles de cinq, six, sept ou dix doubles-croches, et les ambiances de guitare beaucoup plus lentes, au-dessus du reste, sont déjà trois niveaux d’écoute à des tempi totalement différents - avec pour rapport le débit de doubles-croches. A cela se superpose un solo de guitare très rythmique, hoquetant sur le débit de double croches et le riff qui l’accompagne, ainsi que la voix qui, si elle reste axée sur le débit en quatre temps, avance constamment par de fréquents départs en anacrouse. Le texte quant à lui dépeint l’univers de l’album, une description d’états psychologiques torturés, laissant, tout comme la musique, plusieurs niveaux de lecture possibles.


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3.31 - Rythme et Structure


L’agencement des riffs nous donne la structure globale de Concatenation, articulé autour du motif de base énoncé plus haut (3+2+2+3 double croches, varié et transformé). Le premier riff du morceau - et de l’album - sert pour l’introduction, le refrain et le couplet, avec certaines mutations : c’est autour de cette rythmique que la structure du morceau s’articule, excepté pour le passage du solo de guitare. Il s’agit d’une découpe métrique particulière d’une carrure classique en rock comme dans toute la musique européenne, quatre mesures à quatre temps. C’est du moins la découpe pour laquelle nous optons grâce aux relevés de MTI (disponibles sur le site internet officiel de Meshuggah dont il est le webmestre), car cette introduction et les récurrences de ce riff ne nous font pas entendre très clairement le cycle à quatre temps : toute la rythmique est focalisée sur une mesure à dix double croches (précisément 3+2+2+3) joué six fois, plus un ajout de quatre double croches pour compléter le cycle de quatre temps. De plus, le coup caisse claire, traditionnellement réservé aux temps deux et quatre, appartient ici au riff en dix double croches (sur la cinquième double), et ne marque pas du tout les appuis en quatre temps.

Tous les riffs du morceau fonctionnent sensiblement de la même manière : ils ont leur propre vie dans la limite du cycle de quatre fois quatre noires, et sont constitués d’un motif impair répété plusieurs fois, plus un motif tronqué, ou un temps ajouté. Pourtant le fait que les temps rock soient presque effacés nous donne une impression de tempo (d’une mesure en 10/16) peu stable puisque contraint dans le cycle rock, ce à quoi viennent s’ajouter des éléments tels les cymbales en quatre temps qui semblent cohérents, mais cassent la régularité des riffs. Ceux-ci sont joués dans le grave des guitares et de la basse, sur la corde grave. Ils sont construits autour du triton Si bémol (corde à vide) - Mi (riff A), ou du demi-ton Si bémol - Si bécarre (harmonique du Mi, que nous pouvons voir comme une substitution sur le riff B), voire de Si bémol - Do dièse - Mi à quoi viennent s’ajouter Sol et Fa (sur le riff C2). Nous remarquons que ces notes sont essentiellement un assemblage de tierces mineures issues des modes demi-ton / ton fortement utilisés en Métal comme en Jazz, qui n’imposent pas vraiment d’échelle ni de note pivot, de fondamentale, si ce n’est que le Si bémol est plus grave et donne plus d’assise. Il y a alors une tension continue du fait de ces intervalles instables (demi-ton, triton, empilement de tierces mineures telles un accord diminué arpégé très rapidement) qui n’appellent aucune résolution fixe ; cette part d’incertitude venant s’ajouter à l'ambiguïté rythmique.

La différence fondamentale entre les riffs notés A et B est l'élargissement de l’ambitus mélodique et de la dixième double croche jouée, qui donne une sensation de relance rythmique du riff. Il n’y a que peu de changements métriques à l’intérieur des cycles immuables de quatre fois quatre temps : B2, variante du B pour le deuxième couplet, alterne motif de dix double-croches (3+2+2+3) et mutation de celui-ci en douze double-croches (3+2+2+2+3). L’agencement des motifs est alors 10+12+10+12+10+10. Nous pouvons considérer que cette mutation du B (lui même variante du A), est vraiment une prolongation de lui-même, utilisant son propre matériau pour donner un nouveau riff. En effet la découpe 3+2+2+3 devient 3+2+2+2+3, grâce à l’adjonction d’un élément déjà existant (la durée de deux double croches), pour créer un élément nouveau mais fortement corrélé à l’ancien.

La variation B3 est ensuite une simplification du : du motif de base elle garde les dix double croches et énonce violemment les deux premiers coups (3+2 doubles) auxquels répondent les autres accents basiques du ; ceci est joué dix fois plus le temps de complément. La gosse caisse énonce alors toutes les double-croches.

Le riff C et sa variation C2 (où les notes ne sont plus étouffées mais résonnent, variation courante chez Meshuggah) fonctionnent sur un principe un peu différent. La continuité est assurée par le tempo du cycle classique, immuable. Le nouveau riff sonne plus aéré car sa construction rappelle un peu les nuances agogiques des A et B mais son motif de base est allongé (13 double croches réparties en 3+3+3+4). Pour compléter le cycle sont aussi utilisées douze double croches (3+3+3+3) au lieu de quatre pour tous les autres riffs. Du point de vue des hauteurs, le pôle le plus utilisé devient de Do dièse. Nous notons d’ailleurs que le triton Do dièse - Sol est utilisé en renversement dans l’ambiance de guitare qui suit. Ce nouveau riff crée un nouvel espace pour le solo ; l’ambiance de guitare est jouée sur C2, qui n’est autre que C joué avec la résonance de la corde. Elle impose un tempo supplémentaire, celui de la blanche, qui semble stopper le temps et commenter gravement la situation qu’évoque le texte. Un courte transition (A’) constituée du motif de A (avec un temps de silence ajouté) et jouée seulement à la guitare crée ensuite une rupture pour nous amener sur le A lui-même, puis sur la coda (jouée sur le riff B3 très légèrement varié pour la dernière fois).

L’oreille oscille entre le tempo rock en quatre temps et l’affirmation d’un riff irrégulier (par rapport au premier) qui semble ici prendre le pas sur le premier. Pourtant, le fait que le riff reste contraint au cycle rock classique n'entretient pas un état extatique comme ce pourrait être le cas de plusieurs rythmes superposés et répétés, continuant leur vie indépendamment jusqu’à ce qu’ils « retombent » ensemble : cela entretien peut-être une frustration, une sorte d’emprisonnement (dont la chanson fait état, mais l’ambiance générale de l’album aussi), mais gagne en fraîcheur rythmique, et fait avancer le morceau de manière constante.

3.32 - Chant et Texte


Il n’y a pas eu pour cette chanson, comme pour tout l’album Chaosphere, de volonté de lier étroitement texte et musique : en effet, nous remarquons des portions de textes entre parenthèses, qui font partie du texte tel qu’on peut le trouver sur la pochette ou le site officiel, qui ont été écrits avant la musique, mais n’ont pas servi. Le texte brut a donc dû être transformé pour coller à la musique. Son sens reste ouvert, et tour à tour nous pouvons y voir des allusions à la schizophrénie ou une vision tragico-futuriste de l’humanité avec un champ lexical technologique (“Branche moi”, “reconnecte moi”). De façon plus empirique, nous pouvons penser au conflit entre apparence et réalité de l’homme, au vieillissement du corps (“Pour redevenir celui que j'étais”), voire au suicide (“les outils de la séparation”). Tous ces termes, d’une façon inverse, peuvent aussi être compris à la manière d’une catharsis, ce qui nous donne, pourquoi pas, le sens d’un combat solitaire contre la déshumanisation par la machine, une quête spirituelle au-delà d’un corps mortel.

D’une manière générale, Jensen Kidman interprète ce texte en voix criée / chantée. Il brode rythmiquement autour de A ou B pour les deux premiers couplets. Les phrases ou groupes nominaux descriptifs commencent souvent sur le début du motif constituant le riff (de 3+2+2+3 ou 3+2+2+2+3 double croches), ou en de très brèves anacrouses sur des déterminants ou des verbes, qui sont plus suggérés (tel des syllabes « fantômes ») que criés. Elle est ensuite plus binaire et suit les quatre temps rock de la batterie sur le couplet 3, pour finir en valeurs beaucoup plus longues sur le couplet 4 / conclusion.

Même si la voix est criée sans fléchir, et qu’il n’y a pas de volonté, selon le groupe, de définir une hauteur précise d’émission vocale, nous entendons néanmoins que les couplets 1, 2, 3 sont criés / chantés autour d’une hauteur proche d’un sol (415 Hz comme fréquence reconnaissable et stable) et les refrains et le couplet 4 / conclusion autour d’un La (440 Hz) et de temps en temps d’un Si.

Nous voyons, comme le montre déjà le texte en lui-même, que les mots sont mis en avant par rapport au sens global : c’est leur sonorité, et aussi leur signification dans le contexte (l’ambiance qu’ils évoquent devrions-nous dire, tout comme la guitare évoque d’autres états), ou leur absence de sens précis justement, qui sont privilégiés. Ainsi, sur le refrain, les fins de vers et le dernier couplet, la voix joue avec les contrastes de voyelles criées et la sonorité même du mot. Ici est reflétée l’ambivalence du texte, la voix de plus en plus confondue avec la musique, et déchirée rythmiquement entre les différents niveaux d’écoute du morceau.



3.33 - Solo et Ambiances


Nous retrouvons les ambiances de guitare dans la deuxième moitié de l’introduction et dans la coda, sur un Mi (note appartenant au riff, comme pour renforcer l’instabilité du triton qui constitue celui-ci), en tremolo noyé dans la réverbération. D’autre part, après le solo, une autre ambiance aussi longue que ce dernier (quatre cycles) est jouée, plus grave, avec un son beaucoup plus clair, tel un commentaire lent et extatique du solo torturé.


Le solo de Fredrick Thordendal est bien improvisé - ainsi la version remixée de « Concatenation » sur Rare Trax comprend un solo de guitare totalement différent pour la même structure de morceau. Se déroulant sur quatre cycles (16 mesures à 4 temps), il peut être divisé en deux parties : la première de sept mesures, tournant par un système de multiples broderies autour d’une note pivot qui pourrait être un Ré, et ceci dans un ambitus restreint (de Do à Sol). L’utilisation systématique du vibrato de la guitare y ajoute une couleur micro-tonale. Le même travail est effectué rythmiquement, avec une alternance de double croches, demis et quarts de soupir. Cette constante instabilité se résout partiellement dans la deuxième partie du solo (sur les neuf mesures suivantes), qui utilise le rythme du riff C auquel Thordendal mêle des lignes mélodiques rock / jazz-rock plus traditionnelles en débit de double croches, avec des phrasés liés et des notes répétées, pour arriver sur la deuxième ambiance de guitare beaucoup plus lente et tragique.


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Cette première chanson de l’album Chaosphere offre une entrée in medias res dans l’univers du disque. Même si nous ne pouvons aller trop loin dans l’interprétation de la prosodie, nous voyons que riffs, solo et ambiances contribuent à cet esprit d’ « enchaînement » qu’évoque le texte. Le morceau nous entraîne dans un tourbillon rythmique très construit, mais que nous ne comprenons pas de prime abord. Une lecture beaucoup plus abordable de sa structure est d’ailleurs proposée dans la compilation Rare Trax, à tempo presque deux fois plus lent, une batterie (électronique) plus régulière (en quatre temps), et un autre solo de guitare.

Cette version originale de « Concatenation » est un des plus violentes compositions de l’album Chaosphere, et est comme tout l’album - et selon les dires du groupe - “un poing dans la gueule”1 dans le sens où il force l’émotion : au pire restons-nous d’abord froids et imperméables à l’agression qu’il représente, ce bloc de son qui révèle sa richesse au fur et à mesure de l’écoute.







( SUIVANTSOMMAIRE )



1D'après notre entretien.

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