3.4 - « Spasm »

Nothing, plage 8 - Cd d'exemples, plage 4 - relevés 4



Le choix de « Spasm » met en avant l'utilisation occasionnelle de la voix parlée en plus de la voix criée habituelle chez Meshuggah. Cette technique reste exceptionnelle dans l'esthétique du groupe, mais apparaît de façon événementielle dans la plupart de ses productions. D'autre part, cette chanson appartient à la catégorie des morceaux que Meshuggah ne jouera probablement jamais sur scène dans la version du disque, et ce pour des raisons techniques (parties de guitares ajoutées, prise de son spéciale de la voix).

Comme pour tout les morceaux de Nothing, il n'existe qu'une seule version officielle, mais cette manière de traiter le texte est présente dans tous les albums du groupe1. A partir de quelques motifs et quatre types de riff seulement, les compositeurs Thordendal et Haake parviennent ici à une structure proche d'un format classique de chanson tout en restant très personnels et complexes et en évitant ici totalement le schéma couplet / refrain.


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3.41 - Rythme et Structure


La linéarité et l'unité du morceau doivent beaucoup au nombre restreint de riffs, et surtout de motifs utilisés. Ceci provient du fait que tous ces riffs fonctionnent de la même manière : cycles de huit mesures, corrélation de la caisse claire au motif, utilisation quasi-systématique d'une seule note (Si bémol) ou tout au plus de deux (Si bémol et Ré bémol). L'aspect mélodique du riff est d'ailleurs contenu autant dans la partie de batterie, avec le choix des coups de caisse claire, que dans ce jeu de guitare monodique.

Joué deux fois en introduction du morceau, le riff A annonce le tempo médium (140 à la noire) utilisé tout au long du morceau et le type d'écriture utilisé. Un motif sur Si bémol y est déphasé strictement sur une durée de sept temps. Il est ainsi répété quatre fois et est complété par les quatre premiers temps de ce même motif - ce qui équivaut à la dernière mesure du cycle. C'est ici un exemple de déphasage simple et strict mais efficace, puisque la sensation d'un cycle classique, comprenant quatre itérations du même motif, est donnée au bout de sept mesures. Cet effet est alors renforcé par le complément qui commence exactement sur la dernière mesure du riff, comme un “faux début”. La pauvreté mélodique de ce premier riff2 met en avant le travail sur les durées et les accentuations de batterie. En effet, la partie de guitare développe déjà des nuances agogiques et de durées variées, et c'est durant ces prolongations des accents du riff que viennent s'intercaler les coups de caisse claire.

La première variation du riff A durant l'introduction, A', est une simple corrélation des cymbales (indiquant habituellement le tempo) au motif des guitares des quatre dernières mesures. Ceci rompt pour quelques secondes l'énoncé immuable du tempo mais pas du cycle, et annonce le riff B, joué une seule fois.

Le type d'écriture utilisé précédemment se trouve complexifié. Le motif est long de dix-neuf double croches, et joue moins sur les durées des notes. Cependant, la construction même du motif fait que nous y percevons un effet d'accélération et de décélération qui se répète. L'alternance Si bémol - Ré bémol y est ajoutée, et suivie strictement par la caisse claire3. De plus, un accent de ce même élément est ajouté juste avant la dernière note du motif. Il s'agit ici d'un déphasage régulier dont le motif est plus complexe que pour le riff A. Chose inhabituelle, le complément n'apparaît pas que pour la fin du riff. Il commence par un motif de onze double croches assez semblable à celui du déphasage, et un coup de caisse claire “rock” sur le deuxième temps. Le véritable motif est alors répété six fois, puis le cycle est complété par les trois premières double croches de ce même motif4. La répétition stricte du motif est véritablement “entourée” par des éléments de celui-ci. Enfin, la partie de batterie du riff B est plus conséquente dans son énonciation du tempo régulier : nous pouvons entendre, en plus des temps des cymbales, les croches jouées au pied avec la cymbale charleston .

C'est après avoir posé ces deux riffs, et durant un long break de toms (débordant sur le riff suivant) qu'entre la voix. Les deux couplets sont mis en musique en utilisant l'ordre inverse de l'introduction. Le riff B2 - il s'agit du riff B dont les temps sont joués, de manière plus calme, à la cymbale charleston avec les baguettes - est alors joué deux fois. Le riff A revient une fois sous la forme A2, où les cymbales régulières ont disparu, et laissent la place à des descentes de toms non systématiques mais en corrélation avec la répétition du motif.

La seconde intervention vocale de cette première partie est séparée de la première par un riff de type B instrumental. Nous le notons B' puisque un break simple d'une mesure puis une mesure de silence y sont ajoutés. Il est aussi composé de deux riffs B2, ou plus précisément B2', car la cymbale charleston est plus marquée que précédemment5. Deux A suivent enfin pour clore l'alternance A-B et annoncer, principalement par le texte, l'arrivée de nouveaux riffs. Nous remarquons en outre que cette alternance, parallèlement à la succession de couplets forme une structure en arche6. Son centre en serait le riff A2, le seul sans tempo énoncé et ponctué par les toms.

La seconde moitié du morceau, plus variée, consiste en l'apparition des nouveaux riffs C, C2 et D, encore plus complexes (notamment pour le solo de guitare), puis en un rappel du motif de A sous une forme nouvelle et très répétitive. Cette partie de développement reste assez courte. Le C est énoncé deux fois sous une forme minimale. Les accents sont marqués de manière très sèche par les guitares et la grosse caisse en homorythmie. Le débit de double croches à la caisse claire, remplaçant ici le tempo des cymbales, possède lui aussi des accents, mais totalement différents du riff des guitares. Ce riff C ne semble pas être bâti autour d'un motif régulier. Il joue autour de la durée entre les accents en homorythmie, sur l'inattendu et l'agression sonore que cela génère. Sa construction, notée en durée de double croches, est la suivante : 5+6+5+5+5+5+7+5+5+5+5+67. Nous pouvons aussi y trouver une construction en arche presque parfaite (autour du sept) rappelant la structure de la première partie et le complément en début de riff de B (avec la durée de cinq). La partie de caisse claire, répétée donc « écrite », utilise quant à elle les mêmes types d'accents (par groupe de cinq, six ou sept généralement), mais de manière non régulière. Il s'agit ainsi pour l'auditeur d'une sorte d'étonnement permanent travaillé afin d'obtenir une absence totale de systématisme. Le riff C est ensuite varié en C2, joué lui aussi deux fois. Les accents sont les mêmes, mais les guitaristes laissent résonner la corde, donnant toute l'ampleur de leur guitares baryton, tandis que la partie de batterie est étoffée par les croches à la cymbale charleston (jouée au pied) et les cymbales sur certains accents.

Le dernier type de riff apparaît alors pour le solo de guitare. A l'instar du A et du B, il est long de huit mesures, et son motif très complexe est déphasé quatre fois de manière classique. Il combine la monotonie sur Si bémol du A et le placement « en l'air » de la caisse claire, et l'effet d'accélération / décélération du motif de B. Sa longueur de vingt-sept double croches en fait un des motifs les plus complexes de Meshuggah. L'auditeur ne perçoit quasiment plus l'effet de répétition mais un flux homorythmique paradoxalement « linéaire et saccadé ».

Nous observons enfin un retour à un motif connu après le solo de guitare. Un peu à la manière de la fin de « Sane », le riff A3 est composé d'une mutation du motif de A en neuf temps qui génère le riff et avec lequel il se confond désormais. Au motif de A ont été ajoutés deux temps de silences après le troisième temps et à la fin, ainsi qu'une légère simplification des deux dernières notes (une transformation en croches). Il s'agit alors d'une mesure « composée » exceptionnelle, bien qu'il soit aisé d'entendre ce dernier riff en trois temps, à la blanche pointée, ce que confirmerait l'ambiance de guitare décrite ci-dessous. C'est seulement pour cette dernière partie que le morceau module. Nous sommes alors en La, modulation au demi-ton inférieur chère à Meshuggah qui « assombrit » immédiatement la musique. Le riff A3 est répété onze fois, nombre premier en opposition totale avec les cycles du reste de la structure8. Il est d'abord joué avec la voix, puis continue pour enfin laisser l'ambiance se terminer seule sur deux temps, donnant ici l'impression d'une machine dont les rouages s'arrêtent uns à uns.



3.42 - Chant et Texte


Contrairement aux précédents albums, l'utilisation de la voix parlée n'est faite que dans « Spasm », et ce durant tout le morceau, sans alternance avec la voix criée. Ce choix de simplifier et approfondir les techniques utilisées pour chaque morceau reflète bien la mouvance générale et la maturité9 de l'album.

Bien avant les mots, le timbre étrange de cette voix, parlée exceptionnellement par Tomas Haake, nous plonge au coeur d'une ambiance du texte fait en partie de lexique technologique. Il est probable que cette sonorité ait été obtenue de façon presque acoustique, en superposant deux fois le même texte interprété rigoureusement de la manière, et de façon monotone, à des hauteurs quasiment identiques (une probable différence de hauteur proche du demi-ton générant cette « voix de robot »10). De plus, la prise de son de la voix a du être réalisée avec un microphone sensible placé très près de la bouche de Haake afin de capter les moindres détails de l'articulation du texte, et les fréquences basses de la voix. Le résultat est alors plus habituel que le cri, mais peut être tout aussi « malsain » dans le contexte de cette chanson.

Le texte, avare en verbes et riche de phrases nominales, fait cohabiter trois champs lexicaux bien distincts. Le premier, lié au corps et à la douleur, et représenté par des mots tels “contorsions”, “agonies procréatrices”, ou tout simplement le titre de la chanson. Le second est d'ordre technologique, et utilise des termes tels “fréquence”, “stroboscopique”, “pulsar”. Nous pouvons noter que le timbre particulier de la voix réunit l'aspect humain de la parole et la froideur monotone liée à la technologie. Les adjectifs “lumineux”, “aveuglante”, ainsi que des expressions telle la “brillance qui ne s'apaise pas” renvoient enfin au dernier lexique qui est celui de la lumière, et que nous trouvons aussi dans « Closed Eye Visuals »11.

Le propre de l'écriture de Tomas Haake est alors de mêler les champs lexicaux, voire d'utiliser des mots pivots : ainsi la “focale” appartient aux domaines de la lumière et de la technologie, et réalise en un mot l'interaction des trois univers. C'est ce qui se passe grammaticalement dans la plupart des vers, génère des expressions très imagées mais au sens ouvert : “Focale perdue tandis que je me tortille et convulse”, “Soleils irréguliers qui tordent mes yeux”, “Oscillation du corps à la fréquence d'une onde lumineuse”.

Cette alliance de termes parfois paradoxale va toujours dans un sens productif, un souci d'amélioration, de rationalisation qui n'est cependant pas positif. Nous trouvons ainsi apposés “malsaine, divine”, et l'idée de réunion qui domine la fin du texte (sur le riff A3) semble être celle d'un corps réarrangé, séparé de l'esprit, au delà de la douleur théorique décrite tout au long du texte. Les expressions du type “étiré et déchiré dans une nouvelle création” amènent progressivement à plusieurs phrases choc, à des maximes : “Déchiré, défait, dissout”, puis “Un objet sans mot, un mot sans objet”12.

La présence d'une force omnipotente (peut-être les “dieux incandescents”) se confond par moment avec l'idée de lumière. L'utilisation des pronoms possessifs sans nommer clairement le possesseur fait qu'il subsiste toujours un inconnu dans la scène décrite, mais qui semble en tenir les ficelles.

Si la mise en musique du texte n'utilise pas de figuralisme voulu, la prosodie met pourtant en avant certains aspects du texte. La fin du texte, la “malformation née de la lumière”, conclut la chanson sur le dernier riff, joué un demi-ton en dessous de tous les autres donc plus sombre, paradoxe propre à l'ambiance des textes de Haake.

La voix est rythmiquement bien moins complexe que beaucoup de chansons de Meshuggah. Tomas Haake énonce pour ce faire les temps ou des syncopes régulières plusieurs fois de suite en les interprétant constamment grâce à la prononciation et imprime à cette base simple la qualité du texte. La voix suit donc peu les riffs. Ce systématisme est toutefois atténué par le fait que chaque fragment de texte rejoint le riff sans commencer obligatoirement sur le premier temps de celui-ci.

D'un point de vue structurel, chaque fragment de couplet sur les riffs A et B correspond à une description un peu différente de la précédente, mais sans valeur chronologique. La travail du temps semble être réservé à la musique qui imprime au texte son déroulement et non à la narration elle-même. Celle-ci s'arrête d'ailleurs en premier pour laisser place à la fin du riff A3 et du leitmotiv.



3.43 - Solo et Ambiance


La seule ambiance du morceau, une des plus singulières de la production du groupe, est jouée quasiment tout au long de celui-ci. Elle habille la chanson en jouant sur les timbres de manière plus ou moins prosodique, mais utilise aussi la technique de déphasage de manière non contrainte. En effet, c'est un leitmotiv de six noires qui est répété au-dessus des riffs, finit seul, et ne s'arrête que pour les riffs C et D et le break de B'. Nous pouvons peut-être trouver dans cette ambiance de guitare un figuralisme simple renvoyant aux paroles “une irrégulière radiation de pulsar”13, ou plus simplement, au titre « Spasm ».

Cette répétition continue dénote cependant une certaine liberté par contraste avec les cycles très « carrés » dont elle emprunte aussi la simplicité mélodique : une alternance Si bémol - La renforçant l'obsession monodique du morceau. La seule corrélation avec le cycle, outre le tempo commun, est le changement de timbre qui est effectué en début de riff indépendamment de la répétition. Fredrick Thordendal alterne trois sonorités différentes : un son clean percussif car joué en « paume bloquée »14, des notes résonnées en son clean ou avec de la distorsion.

La fusion des cycles entre ambiance et riff s'opère avec le A3. En effet, celui-ci est composé de neuf temps, il suffit de deux riffs (ou de trois leitmotivs) pour que le début de ces deux éléments coïncident. L'ambiance est alors, tout comme le riff, jouée un demi-ton en dessous, et de manière plus grinçante grâce aux résonances conjuguées à la distorsion. Cette fusion exprime alors, de façon consciente ou pas, une des dernières phrases du texte : “Étiré et déchiré dans une nouvelle création”. Le riff A, démembré en A3, correspond enfin à ce leitmotiv joué dès le début de la chanson.


Le solo de guitare est ici peu démonstratif, et à l'image de la composition : simple mais très riche rythmiquement. Il est quasiment « lancé » par la phrase “Limité à mon ombre inversée” qui lui donne ainsi, peut-être inconsciemment, un rôle figuratif. C'est un complément au chant, beaucoup plus mélismatique, chantant, et moins austère que celui-ci. Nous y retrouvons des accélérations et décélérations appliquées au travail des timbres et des attaques, avec une prédilection pour le débit de noire pointée qui vient apaiser l'obsession du tempo marqué par les cymbales et l'ambiance. Les quelques notes s'ajoutant petit à petit au Si bémol central définissent l'embryon d'un mode « arabisant » caractérisé principalement par la seconde augmentée Do bémol-Ré.

L'ambitus du solo s'élargit surtout dans la deuxième moitié de ce solo, qui pour finir se confond homorythmiquement avec le deuxième riff D. Celui-ci, en contraste à quelques autres de l'album, est très peu virtuose en terme de vitesse, mais témoigne d'une grande maîtrise de la sonorité de guitare par Thordendal.

« Spasm » est peut-être la chanson la plus austère de l'album Nothing. Sa structure paraissant très linéaire se base sur peu de riffs, ceux-ci étant très complexes par moments. Nous y trouvons économie de moyens et simplicité, efficacité dans les arrangements. La voix exceptionnellement parlée ne paraît pas si éloignée de l'habituelle voix criée, de même que les riffs C totalement démembrés : le style de Meshuggah s'affirme ici dans la structuration et la justesse du propos.





( SUIVANTSOMMAIRE )





1Nous la retrouvons par exemple dans Chaosphere avec « The Mouth Licking What You've Bled » (plage 7), ou dans Destroy,Erase,Improve avec « Sublevels » (plage 10) et déjà plusieurs passages de Contradictions Collapse.

2La sonorité lourde, « grasse » et agressive du simple Si bémol (probablement une des cordes à vide des guitares) étant d'ailleurs plus prépondérante et que la hauteur de celui-ci.

3Respectivement Si bémol pour la grosse caisse et Ré bémol pour la caisse claire.

4Ce qui totalise donc 11 + 19x6 + 3 = 128 double croches (ou huit mesures).

5A la manière des notes « fantômes » utilisées notamment dans les musiques dérivées directement du Jazz.

6Matérialisée dans le tableau de structure par les chiffres entre crochets.

7Ce qui totalise soixante-quatre double croches, et reste donc dans le cadre normal de quatre mesures à quatre temps.

8Mais qui correspond au nombre de riffs joués jusqu'au riff C (durant la « possible » structure en arche).

9Appréhendée comme de l'austérité selon certains fans.

10Peut-être obtenue, si elle n'est pas « naturelle », par un simple effet baissant la voix d'un certain nombre de comas tout en la mêlant subtilement à l'originale.

11Cf Analyse suivante, 3.5.

12Cette figure de style rappelle aussi le miroir de la forme en arche.

13A la manière du cluster de « Future Breed Machine » sur Destroy,Erase,Improve représentant éventuellement “an even strobe”.

14Voir glossaire.