3.5 - « Closed Eye Visuals »

Nothing, plage 4 - Cd d'exemples, plage 5 - relevés 5



Cette chanson, quatrième de l'album Nothing1, est faite de riffs efficaces mais complexes mélodiquement et rythmiquement, une utilisation non systématique et développée de la technique de déphasage, un solo modal très mélodique et virtuose, et un texte fait d'images mêlant différents champs lexicaux très éloignés. Elle revêt de plus un caractère plus orchestral, un soin particulier étant apporté à l'arrangement avec une longue partie mélodique en continuation du solo. C'est aussi par sa longueur inhabituelle (il s'agit du morceau le plus long de l'album) que « Closed Eye Visuals » renoue avec des durées rappelant le tout premier album du groupe, Contradictions Collapse.


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3.51 - Rythme et Structure


Si ce morceau exploite la forme song en son début, il va s'en éloigner progressivement, ce qui nous donne globalement une structure de type AABC dont les riffs se ressemblent étrangement à la manière d'une variation continue, où chaque riff est générateur du suivant. Les sept minutes du morceau permettent en outre un bon équilibre entre riffs instrumentaux, texte, solo et ambiance de guitare.

Le premier riff, bien qu'étant une introduction précédant le chant, nous plonge tout de suite dans l'univers rythmique du morceau. Le jeu de cymbale régulier marque les temps - ou la subdivision du temps puisque le tempo de la mesure rock, qui elle n'est jamais affirmée, semble être assez lent. La toute première mesure pose le jeu d'alternance entre grosse caisse et caisse claire qui va être développé riff après riff. Elle énonce aussi le débit de croches sur lequel la partie de batterie repose. Ce riff A en déphasage contraint est constitué de trois motifs de cinq temps plus un temps de complément pour un total de quatre mesures. Une mutation (l'ajout d'un coup de caisse claire à contretemps) est appliquée au premier motif, ce qui n'en change pas la longueur mais efface la régularité de la répétition. La partie de guitares est faite d'un jeu mélodique autour d'un embryon de mode demi-ton / ton dont la fondamentale navigue entre le Fa grave (leur première corde à vide) et le Fa dièse. La mélodie assez conjointe suit néanmoins la batterie presque homorythmiquement, et les coups de caisse claire font octavier la note qui leur correspond. Il en résulte de grands intervalles (septièmes mineures, octaves augmentées) qui donnent l'illusion de rester conjoints étant donné la flexibilité des cordes, leur timbre, et leur accord très grave2.

Ce riff est joué quatre fois. Nous pourrons noter par la suite que la première mesure de chaque riff (et donc seulement le début des motifs de chaque riff) suivant sera rythmiquement très proche de celle du A, voire identique.

Le riff B' qui s'ensuit est joué seulement aux guitares, et annonce mélodiquement la première moitié du riff B. La durée de cinq temps du motif, le mode utilisé et le principe d'octaviation (avec le Fa dièse aigu) subsistent, bien que la batterie ne le suive pas. En outre, cette amorce de riff présente un motif dont la désinence est un Fa, ce qui oriente l'oreille vers cette fondamentale. Le B' est lui aussi constitué de quatre mesures. Le temps de complément nécessaire n'est pas joué, faisant donc place à l'entrée de la voix en anacrouse.

Le riff B développe le motif annoncé par B' par une complexification progressive. Le B est long de huit mesures et va être joué deux fois. Sa structure est proche de celle du A, mais est prolongée et développée dans les quatre mesures supplémentaires. Le motif est répété de la même manière que pour B'. Le complément qui s'ensuit correspond aux deux premiers temps du motif. Elle se trouve ainsi au milieu exact du riff (comme nous le verrons aussi pour le riff C) ; elle souligne en cela le cycle rock traditionnel de quatre mesures. Le motif revient alors trois fois sous différentes formes. Il est premièrement raccourci d'une croche, puis allongé de trois croches en son milieu (sur un Fa dièse grave), et enfin raccourci d'un temps pour compléter le cycle rock. Le réalisation de cette chanson en studio a en outre permis d'ajouter à ce riff B des harmoniques de guitares très aiguës, sous-mixées, et placées sur quelques croches renforçant la rythmique. Enfin, la batterie suit le rythme du motif tout en gardant une caisse claire libre. Celle-ci se décale par endroits pour sous entendre les accents de la mesure binaire.

La construction du riff C est plus régulière, mais habilement maquillée. Tout comme le B, elle exploite la structure du riff A, mais de façon plus rigoureuse. Ainsi, la division en 5+5+5+1 des seize temps du riff A est utilisée et suivie de son « miroir »3, ce qui nous donne alors 5+5+5+2+5+5+5.

Le motif tourne chromatiquement autour du Sol dièse grave, note pivot utilisée plus tard dans le solo. Cela donne alors une modulation claire, amène une certaine tension, par contraste avec les précédents riffs dont les notes fondamentales hésitaient entre Fa et Fa dièse. Celle-ci se justifie par le fait que le refrain est chanté sur ce riff. La première note de chaque motif est octaviée de façon non régulière sur le premier motif, le troisième, le complément, et les deux derniers. Ces deux derniers motifs sont d'ailleurs légèrement décalés d'une croche4. Enfin, la batterie suit le motif, ajoutant avant la dernière note un coup de caisse claire « en l'air ». La linéarité du riff et sa ressemblance avec le A et le B provient du fait que le coup de caisse claire du premier motif, normalement au début du motif, est décalé sur la deuxième croche de celui-ci : la première mesure de batterie ressemble alors à celle de A, et est identique au B. Le break de batterie de la dernière mesure l'est aussi, ce qui crée une certaine unité et permet de « gommer » quelque peu la structure.

Ce déroulement des trois premiers riffs est alors répété intégralement5 à l'exception du B'. Il n'est plus utile, en effet, d'introduire la voix et le riff B. Le développement est introduit par D, qui exploite beaucoup d'éléments mélodiques des riffs A, B et C, mais cette fois sans les intégrer à une déphasage régulier6. Nous pouvons néanmoins entendre un découpage simple de ce riff en plusieurs motifs successifs et apparentés : un de quatre temps puis deux de six (dont le deuxième en anacrouse), un de quatre, un de huit et finalement un de quatre (en anacrouse). Il s'agit ici d'une bonne illustration du premier vers du refrain, une “transmission du signal d'esprit émaciée, distordue, courbée, effrénée”.

Nous retrouvons mélodiquement le retour au Fa dièse comme note centrale autour de laquelle gravitent les autres, l'ornementation et les grands intervalles à l'octaviation. Le jeu de batterie est lui aussi mélodique, suivant le riff sans y être contraint (la caisse est ajoutée en ponctuation, et pas forcément sur les notes octaviées).

Ce riff D, joué deux fois au centre du morceau, permet un contraste fort entre les différentes parties. Il annonce des riffs utilisant des déphasages plus rapides ou plus complexes, et assurément moins linéaires que dans la première partie. Sa construction semble plus chaotique, à la manière de l'explosion de lumières dont traite le texte.

Le break de toms en sextolets à la fin du deuxième D, très nerveux, ré-injecte une certaine tension pour arriver sur le riff E long de huit mesures. Celui-ci exploite un motif d'une durée de trois temps. Il s'agit ici d'une accélération flagrante7, bien que nous restions dans le même tempo. Le motif n'est autre que l'incipit du riff ; nous assistons ainsi à une « rationalisation » rythmique de celui-ci par le déphasage. A l'instar des autres riffs, ce dernier n'est pas strict. Le motif de trois temps (ou six croches) est allongé à neuf croches à ses troisième et dernière itérations dans le riff, ainsi qu'à dix croches la cinquième fois (au centre du riff). Nous remarquons que ces allongements du motif sont réalisés avec des éléments mélodiques du riff lui même. Le riffs suivants, E2 consiste en une modulation au ton supérieur du riff E, avec de minimes variations mélodiques qui viennent accentuer le mouvement ascendant de la modulation.

Construit de manière plus simple et plus habituelle chez Meshuggah, le riff F opère la transition avec la dernière partie du morceau. Il utilise pour ce faire un motif de treize croches composé des deux premiers temps des riffs D ou E puis d'un Fa dièse aigu résonnant jusqu'au motif suivant. La batterie ponctue cette note tenue par deux coups de grosse caisse et un de caisse claire plus espacés. Il est joué quatre fois, donnant ainsi l'impression d'un cycle complet, mais est complété par un motif quasiment identique seulement raccourci d'une croche, afin de convenir au cycle de huit mesures. Ce motif, plus long que les précédents, ainsi que l'illusion du cycle complet qui en découle, donne alors un effet de ralentissement.

Les première et dernière mesures du riff G sont identiques. Celui-ci sonne ainsi comme la plupart des autres riffs du morceau, comme s'il comprenait un complément naturel dû à un déphasage. Il se rapproche du riff D de par sa structure, son écriture rythmique et mélodique : une variation continue du motif énoncé dans sa première mesure. Ce motif commence par une note octaviée, ce qui imprime un mouvement descendant. Il s'oppose ainsi au mouvement ascendant des autres motifs, et plus spécialement celui du très régulier F. Nous proposons une lecture possible de ce riff en le rapprochant du : quatre temps pour énoncer le motif, deux fois six temps où le motif est démembré et allongé de deux manières différentes, quatre temps de retour au motif mais octavié différemment, huit temps où sont ajoutés silences et notes tenues, pour enfin revenir au motif initial. Le riff G est joué deux fois, puis encore deux fois sous la forme G', ce qui correspond à la longueur exacte du solo de guitare. G' est une légère variation de G. Le tempo y est asséné par la cymbale crash, et la subdivision en croche jouée aux pieds à la cymbale charleston.

La partie H n'est pas du domaine du riff. Nous l'analyserons dans le cadre de l'ambiance de guitare. Elle correspond au paroxysme de l'ambiguïté mélodique et rythmique du morceau, bien qu'elle soit plus calme. Le reprise du riff G', joué quatre fois pour le dernier couplet puis quatre fois en guise de conclusion, se fait alors de manière très abrupte, très violente.



3.52 - Chant et Texte


Le texte, qui est bâti autour d'un refrain répété seulement une fois, consiste en une sorte de description synesthésique de sensations essentiellement visuelles et de sentiments. Il est crié de façon monotone, en suivant toutefois la modulation du refrain, et seulement parlé bas sur le riff J. Jens Kidman navigue entre un placement rythmique basique et les riffs complexes, débitant cependant le texte de manière régulière. Nous trouvons plus que jamais dans ce dernier une imbrication des champs lexicaux, et beaucoup de néologismes ou d'expressions obtenues par collages. Plusieurs aspects du fonctionnement humain sont mis en perspective. Ainsi les termes tels “neurones”, “synapses”, “race cellulaire”, appartiennent à un langage technologique et médical. Il sont mêlés à des idées plus abstraites, faisant référence à la morale, à la réflexion, avec les expressions “explications personnelles”, “mensonges”. Ces deux aspects de l'humain sont ainsi réunis dans la description sensitive. Cette réunion est opérée par l'idée d'une lumière et de formes apparaissant “les yeux fermés” (comme l'indique le titre), et de manière atemporelle, “loin du temps”. Elle est doublée d'une notion résignée d'éternité lorsque la narrateur, homodiégétique, apparaît exceptionnellement par le pronom “Je”.

Malgré cette désignation évasive d'un éventuel personnage, l'autre, l'ennemi, semble être uni au soi par la lumière. Nous sommes ici proche des thèmes qu'évoque Marten Hagström8 à propos de l'album Nothing : une recherche sur la psyché humain, la prédestination génétique.

Nous pouvons qualifier ces descriptions d'impressions de « synesthésies malsaines », ce que l'expression “couleurs de peur et de peine” évoque parfaitement. Cependant, à l'instar des autres textes du Meshuggah actuel, la souffrance est décrite sans être jugée. L'idée d'amélioration par cette réunion douloureuse constitue même le dernier vers.



3.53 - Solo et ambiances


Le solo développé sur les riffs G et G' est très mélodique et reste dans l'esthétique jazz-rock. Bien qu'il ne dure qu'une minute, il peut être divisé en deux parties (une pour les deux riffs G et la seconde pour les deux G') elles-mêmes scindées en deux sous-parties. Dans sa première moitié, nous observons l'utilisation du Sol dièse comme note pivot autour de laquelle Thordendal construit le solo. Le mode utilisé est apparenté à Fa dièse mineur mélodique ascendant bien qu'il n'y ait pas de mouvement tonal. L'insistance sur la note pivot, alors second degré, revêt ainsi une couleur très jazz. Cependant, l'ambiguïté de fondamentale existant depuis le début du morceau peut aussi faire penser au mode de Fa altéré, et dont les notes sont identiques au Fa dièse mineur précédent, mais pas les degrés.

La première sous-partie commence autour du Sol dièse pour descendre progressivement à la quatre inférieur. La deuxième sous-partie retourne la note pivot qui va cette fois-ci monter à la quarte supérieure. Ce mouvement ascendant prépare la deuxième moitié du solo, sur G'. Aidé par la partie de batterie fournie, le phrasé devient alors plus véloce, en mouvements conjoints et lié à la manière d'Allan Holdsworth. L'ambitus utilisé s'élargit, exploitant le grave de la guitare pour ensuite accélérer progressivement le débit de notes et monter dans le médium aigu. Les huit dernières mesures sont alors plus lyriques, au-dessus du tempo.


L'ambiance de guitare de « Closed Eye Visuals » est utilisée à plusieurs reprises sous la même forme. Elle apparaît d'abord avec le solo, continue durant la partie H, sans batterie, et revient sur les quatre derniers riffs. Elle consiste en un motif de six notes (La, Sol dièse, Fa dièse, La, Ré dièse, Mi dièse) joué deux fois en noires pointées, plus un Sol dièse de même durée. Nous pouvons ainsi noter qu'elle utilise le principe d'ambiguïté modale des riffs et du solo. Le motif est répété constamment, avec très peu de contraintes par rapport au cycle9, comme c'est le cas dans Spasm par exemple. C'est ainsi un leitmotiv qui comprend son propre tempo (la noire pointée), un contrepoint mélodique et rythmique simple. C'est sur H que cette ambiance de guitare est la plus évidente. Bien qu'elle soit répétée durant un cycle qui correspond exactement à quatre riffs de huit mesures10, elle est seule à imposer son tempo, celui de la noire pointée. La mélodie de basse, contrepoint de ce leitmotiv, peut alors être entendue de deux manières totalement différentes : à la noire, ou à la noire pointée. Son écriture rythmique est faite de notes tenues placées alternativement sur les temps ou les contretemps11. Cette mélodie est calme, complémentaire du solo qui la précède. En opposition à celui-ci, elle utilise le mode demi-ton / ton à partir de Fa dièse12, ce qui entretient l'effet suspensif de cette partie.


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Nous trouvons dans ce « Closed Eye Visuals » la classique alternance voix / solo, ainsi qu'une longue partie calme et contrastante. Les riffs utilisent le déphasage d'une manière non-systématique, très construite, et mélodique. Meshuggah réalise ici une sorte de synthèse claire de son style sous tous ses aspects. Nous sommes ici loin des « formats radios » et de la rapidité extrême atteints avec Chaosphere ; l'agression musicale n'y est pas moindre, mais exprimée différemment.





( SUIVANTSOMMAIRE )







1Ce qui est souvent une place de choix dans un album rock, pour ne pas dire la position idéale pour le « tube »...

2De même, quelques appoggiatures au demi-ton sont ajoutées, mais la réponse physique des cordes produit alors une légère variation de hauteur en glissando.

3Il s'agit néanmoins d'une symétrie dans la structure et non dans les motifs eux-mêmes.

4Plus précisément à la fin de cinquième et au début de dernier. Cela donne alors un petit effet de ralentissement.

5D'où la ressemblance de structure avec le début d'une forme song ou BAR.

6Il serait certes possible, mais peut-être pas musical dans le cadre d'une composition d'esthétique rock restant spontanée, d'analyser ce riff en une suite permanente de mutations alambiquées et de compléments. Ceci nous prouve aussi que le déphasage contraint n'est pas un postulat de composition, mais une démarche naturelle qui comporte ses variantes.

7Puisque l'auditeur peut encore avoir dans l'oreille le cycle des motifs de cinq temps utilisés durant les trois premières minutes. Cette accélération est d'ailleurs amplifiée par la sensation « culturelle » de la mesure rock en quatre temps allongée (motif en cinq) puis réduite de la même manière (le temps ajouté est ensuite soustrait).

8Interview MTV, http://www.mtv.com

9La boucle de ce motif est seulement réamorcée au début de la partie H.

10Ou cent vingt-huit noires, conservant en cela la technique habituelle d'écriture de Meshuggah qui la contraint à un autre cycle plus conventionnel.

11Quel que soit le tempo entendu.

12Un Do dièse pris dans un mouvement chromatique est la seule note étrangère à ce mode utilisée.